mardi 16 janvier 2018

Choderlos de Laclos à propos de l'éducation des femmes

SOURCE :
https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20180113.OBS0585/de-l-education-des-femmes-la-reponse-de-laclos-au-droit-d-importuner.html


"De l'éducation des femmes" : extraits


Venez apprendre comment, nées compagnes de l’homme, vous êtes devenues son esclave; comment, tombées dans cet état abject, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le regarder comme votre état naturel; comment enfin, dégradées de plus en plus par votre longue habitude de l’esclavage, vous en avez préféré les vices avilissants, mais commodes, aux vertus plus pénibles d’un être libre et respectable. (…)

Ne vous laissez plus abuser par de trompeuses promesses, n’attendez point les secours des hommes auteurs de vos maux: ils n’ont ni la volonté, ni la puissance de les finir, et comment pourraient-ils vouloir former des femmes devant lesquelles ils seraient forcés de rougir; apprenez qu’on ne sort de l’esclavage que par une grande révolution. Cette révolution est-elle possible? C’est à vous seules à le dire puisqu’elle dépend de votre courage en elle vraisemblable.

Toute convention, faite entre deux sujets inégaux en force, ne produit, ne peut produire qu’un tyran et un esclave, il suit encore de là que dans l’union sociale des deux sexes, les femmes généralement plus faibles ont dû être généralement opprimées; ici les faits viennent à l’appui des raisonnements. Parcourez l’univers connu, vous trouverez l’homme fort et tyran, la femme faible et esclave (…)

Quand on parcourt l’histoire des différents peuples et qu’on examine les lois et les usages promulgués et établis à l’égard des femmes, on est tenté de croire qu’elles n’ont que cédé, et non pas consenti au contrat social, qu’elles ont été primitivement subjuguées, et que l’homme a sur elle un droit de conquête dont il use rigoureusement. (…) ils sentirent bientôt le besoin qu’ils avaient des femmes; ils s’occupèrent donc à les contraindre, ou à les persuader, de s’unir à eux. Soit force, soit persuasion, la première qui céda, forgea les chaînes de tout son sexe. (…); les hommes étendirent bientôt jusqu’à elles cette même idée de propriété qui venait de les séduire et de les rassembler; de cela seul qu’elles étaient à leur convenance et qu’ils avaient pu s’en saisir, ils en conclurent qu’elles leur appartenaient: telle fut en général l’origine du droit. Les femmes manquant de forces ne purent défendre et conserver leur existence civile; compagnes de nom, elles devinrent bientôt esclaves de fait, et esclaves malheureuses; leur sort ne dut guère être meilleur que celui des noirs de nos colonies. L’oppression et le mépris furent donc, et durent être généralement, le partage des femmes dans les sociétés naissantes.

Elles sentirent enfin que, puisqu’elles étaient plus faibles, leur unique ressource était de séduire; elles connurent que si elles étaient dépendantes de ces hommes par la force, ils pouvaient le devenir à elle par le plaisir. Plus malheureuses que les hommes, elles durent penser et réfléchir plutôt qu’eux. 

Jean Salem, philosophe

SOURCE :
https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20180115.OBS0620/mort-de-jean-salem-philosophe-epicurien.html



Mort de Jean Salem, philosophe épicurien
L'auteur de "Tel un dieu parmi les hommes" est mort ce 14 janvier 2018. Il avait 65 ans.
Par L'Obs
Publié le 15 janvier 2018 à 11h53
Professeur à Paris-I Sorbonne, où il animait un séminaire intitulé «Marx au XXIe siècle», Jean Salem était avant tout spécialiste du matérialisme antique (Démocrite, Epicure, Lucrèce...). Né le 16 novembre 1952 à Alger, il était le fils d’Henri Alleg, auteur de «la Question», ce fameux essai qui avait dénoncé l'usage de la torture par l'armée française pendant la guerre d'Algérie. Il est mort dans la nuit du 13 au 14 janvier 2018, à Rueil-Malmaison, victime d'une tumeur au cerveau. 
Auteur de nombreux livres, dont «Tel un dieu parmi les hommes : l'éthique d'Epicure» (Vrin, 1989) et «le Bonheur ou l'Art d'être heureux par gros temps» (Bordas, 2006), Jean Salem nous avait expliqué, dans «Le Nouvel Observateur» en 2008, pourquoi les préceptes d'Epicure restent un excellent antidote contre les poisons du monde moderne.
Le Nouvel Observateur. Commençons par les malentendus courants au sujet de l'hédonisme épicurien. Qu'est-ce que le véritable épicurisme au regard de cette conception très vulgarisée ?
Jean Salem. Les contrefaçons actuelles de l'hédonisme, on pourrait grosso modo les résumer par cette phrase que saint Paul prête aux impies: «Mangeons, buvons, car demain nous mourrons.» Ainsi la vie se résumerait à une chasse aux plaisirs, un peu animale, cumulative, contre le temps qui passe. Cette manière d'être hédoniste est évidemment mêlée à une grande angoisse de mort. Raison pour laquelle elle est bien en phase avec cette sorte de psychose maniaco-dépressive si courante aujourd'hui.
L'hédonisme épicurien, au contraire, se propose de calculer les plaisirs et les peines de façon précautionneuse. Tout bien pesé, il faut savoir se passer de certains plaisirs, nous dit-il, quand ceux-ci se paient de beaucoup de chagrins, de douleurs, d'embrouillaminis. Tout désir devient pathogène à partir du moment où il est infini. Le premier de ces désirs infinis étant l'envie de vivre toujours, qui est l'envers de la crainte de la mort.
N. O. Alors justement, comment Epicure opère-t-il ce tri entre désirs sains et désirs pathologiques ?
J. Salem. On connaît les trois grandes catégories de désirs que distingue l'épicurisme antique. D'un côté, les désirs naturels et nécessaires : la faim ou la soif. Mais aussi le désir d'avoir des amis ou celui de philosopher, qui ne relèvent pas directement de la survie, mais sont nécessaires à l'équilibre, au bonheur. On ne peut pas vivre sans amis. Les amis sont nos gardes du corps, physiquement et moralement.
Ensuite, il y a les désirs naturels mais non nécessaires, comme le désir sexuel. Celui-ci conserve la marque de la nature, car il a une fin assignable, il a des bornes. A moins bien sûr que nous ne basculions dans l'amour-passion, insatiable, tourmentant, mais là c'est autre chose justement.
Et puis il y a les désirs non naturels et non nécessaires: désir du luxe ou de la gloire, par exemple. Des désirs de vent, des désirs de ce qui ne peut jamais s'attraper. C'est leur illimitation qui les caractérise. On n'est jamais suffisamment riche, glorieux, ou sûr de vivre encore demain. L'enjeu de l'épicurisme, c'est précisément d'éliminer ces désirs-là pour trouver l'ataraxie, l'absence de trouble, la pax animi, comme dira Lucrèce.
N. O. Quelle figure ancienne ou contemporaine incarne le mieux pour vous le sage épicurien?
J. Salem. Pardonnez-moi de donner dans l'intime, mais je répondrai : mon père, Henri Alleg (1), l'auteur de «la Question». Un livre-témoignage sur la torture en Algérie, torture qu'il a subie et à laquelle il a résisté. Quel rapport me direz- vous? La figure du résistant, de celui qui ne pourrait supporter de déroger à sa ligne, de celui qui est inaccessible à des désirs mesquins, à l'envie de nuire, à l'appétit du petit gain, voilà la figure même du sage antique pour moi. Le contraire en somme du «Bel-Ami» de Maupassant, de la crapule qui se règle sur la loi de la jungle, du renégat qui a tourné vingt fois sa veste, de l'homme-pétasse, pour le dire vite, qui prospère sur notre fumier postmoderne.
N. O. A l'intérieur de cet idéal antique, qu'est-ce qui sépare l'éthique épicurienne des autres, à commencer par sa soeur ennemie, la morale stoïcienne?
J. Salem. Le stoïcisme fondé par Zenon de Citium, un contemporain d'Epicure, affirme que le bonheur réside dans la vertu, et non dans le plaisir. Tout porte à croire cependant que, pratiquement, un sage stoïcien et un sage épicurien devaient avoir des vies assez semblables par leur sobriété. Il n'en reste pas moins que les principes qui guident ces deux écoles sont notablement opposés.
Tout plaisir étant un bien pour Epicure, il n'y a aucune raison valable de s'interdire ponctuellement des «extras». Tandis que chez les stoïciens, il y a tout de même cette idée - à laquelle les chrétiens applaudiront avec délices - que la privation, la souffrance facilitent le progrès moral et sont plutôt une bonne chose. Idéologiquement, il est donc clair que la doctrine stoïcienne était beaucoup plus propice à être récupérée par tous ceux qui pensent qu'il faut aux esclaves une petite religion leur permettant de serrer les dents. C'est d'ailleurs ce qui se produira: deux ou trois siècles à l'avance, le stoïcisme fera le lit du christianisme, tandis que l'épicurisme deviendra une doctrine persécutée.
N. O. D'où vient sa force de scandale ? Epicure n'était pas un provocateur après tout, contrairement à Diogène...
J. Salem. Elle réside dans cette simple affirmation: vivre, c'est bien. Observez les animaux et les petits enfants, dit Epicure. Voyez-les courir vers le plaisir et fuir dans la direction opposée quand la douleur les menace. La joie, le plaisir, voilà la norme. Tout le reste n'est que dysfonctionnement provisoire. N'importe qui peut faire cette expérience authentiquement épicurienne. Et n'y voyez rien de gnangnan: entrez dans une maison où vit un bambin de 2 ou 3 ans, qui s'agite, qui court, qui est heureux. Aussitôt vous sortez de la folie ordinaire, des soucis médiocres: la vie refait irruption, avec toute sa puissance d'affirmation.
N. O. La longue fréquentation de cette doctrine vous a-t-elle transformé?
J. Salem. Il va de soi que le fait d'ânonner les vingt-six mille commentaires de la célèbre phrase: «La mort n'est rien pour nous, puisque lorsque nous sommes, la mort n'est pas là et lorsque la mort est là, nous ne sommes plus», cela modifie son homme. La bête humaine en vient à se dire qu'elle peut oublier un peu la tripe. [Rires.] On peut bien sûr considérer qu'il y a là un tour de passe-passe, une entourloupe.
Pour ma part, je trouve que la technique épicurienne d'accoutumance à l'inévitable demeure d'une redoutable efficacité. Sans cela, comme dit Schopenhauer, si nous étions vraiment conséquents avec nous-mêmes, et dans la mesure où il est proprement insupportable de penser que la vie doit finir, il faudrait faire comme les chiens qui hurlent jusqu'à la mort sur la tombe de leur maître.
N. O. Qu'est-ce qui distingue cette attitude de la pure résignation?
J. Salem. Ça peut paraître trop beau pour être vrai, mais les épicuriens arrivent à nous faire croire que dans une vie finie on peut parvenir à goûter aux mêmes plaisirs que si elle était infinie. Lorsque l'on croise certains octogénaires sereins, ceux dont toute la manière d'être dit que si c'était à refaire ils le referaient, on a là l'incarnation même du sage évoqué par Lucrèce. Pensons aux mots d'un Kant à l'heure de sa mort: «C'est bien.»
N. O. Outre la position à tenir face à la mort, qu'est-ce qui demeure selon vous le plus opérationnel aujourd'hui dans la morale épicurienne?
J. Salem. Il se trouve que comme les grands épicuriens «historiques», nous vivons une période d'effondrement absolu. Pour Lucrèce, c'était la fin de la République à Rome, les guerres civiles. On venait de crucifier des milliers d'esclaves après la révolte de Spartacus. Epicure, lui, a été le témoin de l'effondrement de l'empire d'Alexandre, de la fin de la Cité grecque comme entité pour laquelle on pouvait vivre ou mourir. Dans ce genre de monde-là, avoir un squelette idéologique, une doctrine qui vous «blinde», une armure intime, c'est capital.
Il y a des époques où il faut mépriser la politique parce qu'elle est devenue méprisable. C'est souvent le cas de la nôtre, il me semble. Pour ne pas avoir l'air de m'échauffer, je me bornerai à citer le nom de Berlusconi. [Rires.] La question des faux besoins est, elle aussi, très actuelle. Viser des désirs limités peut procurer des bénéfices évidents dans un système capitaliste dont le propre est d'hystériser les désirs, et où l'on est affreusement malheureux si l'on est déconnecté quinze jours de sa boîte mail ou de son portable.
N. O. Faisons un essai de politique-fiction... Quelle serait dans les circonstances actuelles l'attitude adoptée par un épicurien quant à la chose publique?
J. Salem. Epicure propose des solutions «à la hippie», pour donner dans l'anachronisme. Disons qu'à la manière des Verts allemands des années 1980, il adopte une posture antisystème, sans être pour autant un farouche révolutionnaire. Certains ont même considéré qu'il s'adresse davantage aux «bobos» d'Athènes qu'à ceux qui sont tout en bas de l'échelle sociale. C'est en tout cas quelqu'un qui se trouve radicalement en butte aux bien-pensants de son temps. Un notable du Ier siècle av. J.-C. comme Plutarque par exemple, prêtre auprès du centre panhellénique de Delphes, envisage les gens du Jardin comme des parasites. Des types qui viennent à la ville profiter de ses bienfaits, puis se retirent sans se mêler de politique.
Il y a, en outre, une forme de pacifisme dans l'épicurisme, chez Lucrèce notamment. Mais attention, pas un pacifisme bêlant. Il y a, dans cette doctrine, un très grand pessimisme anthropologique, qui constitue la contrepartie de ce que j'appellerais son optimisme naturaliste. La nature te donne tout pour être heureux : libre à toi de ne pas lui demander l'impossible.
N. O. Ce qui frappe toutefois dans votre vision de l'épicurisme, c'est la capacité communicative de résistance que vous lui prêtez... Est-ce cela qui fait le plus défaut aujourd'hui?
J. Salem. Les épicuriens ne sont pas des «rouges», mais ils enseignent un mépris très salubre à l'égard de toutes les institutions faites de vent et de tous ceux qui se prennent au sérieux, ceux-ci étant particulièrement lugubres en ce moment. Il y a d'autre part chez Epicure une théorie qui a beaucoup fait causer - Marx notamment. C'est celle du clinamen, cette faculté que l'atome a de dévier de sa trajectoire selon un tout petit angle. Lucrèce en donne une superbe «preuve». Quand une foule me pousse dans une certaine direction, je peux toujours opposer mon épaule pour tenter de lui résister. C'est à mes yeux une définition assez parfaite de la liberté. Chacun a toujours la possibilité de ne pas aller dans le sens où les circonstances le poussent.
Propos recueillis par Aude Lancelin et Marie Lemonnier

(1)
Henri Alleg, de son vrai nom Harry Salem, né en 1921, journaliste franco-algérien, membre du PCF, il fut le directeur d'«Alger républicain». Séquestré et torturé par les parachutistes français en 1957, il vit actuellement à Paris.
Paru dans "L'OBS" du 7 août 2008.



mardi 2 janvier 2018

Quel avenir pour l'Europe ?


Etienne Balibar : « Refonder radicalement l’Europe »


Menacée par l’autoritarisme technocratique et la montée du néofascisme, l’Union européenne risque d’exploser. Le philosophe français pose les conditions politiques d’une refondation historique axée sur un nouveau type de fédération.

LE MONDE | 16.12.2017 à 07h00 |Par Etienne Balibar (Professeur émérite à l'université de Paris-Ouest Nanterre, anniversary Chair in Modern European philosophy, Kingston university Lo...

Par Etienne Balibar

Tribune. Entre le début de l’ère moderne et la moitié du XXe siècle, l’Europe a imposé au monde entier une domination dont elle a tiré ses richesses et ses capacités de civilisation. Mais elle est aujourd’hui « provincialisée », ou plus exactement elle est inscrite dans une semi-périphérie de l’histoire et de l’économie mondiales. Tenue à l’écart du « grand jeu » de l’hégémonie qui se joue désormais entre l’Amérique et l’Asie, elle reste en dehors des zones de surexploitation et de mort situées au sud et à l’est de la Méditerranée, où elle se trouve pourtant impliquée par ses investissements, ses interventions armées, ses opérations frontalières et ses échanges de populations.

Si nous ne voulons pas que les nouveaux conflits hégémoniques disposent de notre travail et de nos vies comme d’une simple masse de manœuvre, si nous voulons que l’Europe pèse réellement dans la définition des normes de droit international et l’institution des systèmes de protection faute desquels l’environnement sera dévasté et la vie s’éteindra peu à peu sur terre, si enfin nous voulons imposer les régulations commerciales et bancaires permettant de sauvegarder et d’adapter le « modèle social européen », nous avons besoin de beaucoup plus que d’une coordination réglementaire ou d’une gouvernance exclusivement financière telles qu’elles existent aujourd’hui. Il nous faut une unité politique et une représentation institutionnelle de l’intérêt général, ce qui ne veut pas dire une unanimité sans opposition ni diversité. Or nous en sommes loin (…).
L’Europe est prise dans un double bind. La structure quasi fédérale dans laquelle s’exprime la communauté d’intérêts et de normes juridiques de ses populations est pratiquement irréversible : on l’a bien vu à l’impossibilité d’expulser la Grèce de la zone euro, comme on le voit aujourd’hui à l’impossibilité pour le Royaume-Uni de sortir de l’Union sans dommages. Mais la conjonction des inégalités croissantes qui font exploser les sociétés, de l’ingouvernabilité qui ne réussit plus à se dissimuler dans « l’alternance » ou la « grande coalition » des partis centristes, de l’autoritarisme technocratique qui engendre un fossé de plus en plus infranchissable entre gouvernants et gouvernés et des nationalismes qui se rejoignent dans la violence potentielle contre un ennemi de l’intérieur, tout cela débouche sur la crise existentielle de la forme politique en Europe.

Quasi-souveraineté des institutions financières

Or elle ne se fait pas au profit d’une « situation révolutionnaire » ou d’une « insurrection qui vient », comme le croient sincèrement de vieux anarchistes et de jeunes illuminés, mais au profit d’une décomposition de la citoyenneté. L’Union européenne, désorientée, attend la prochaine crise financière pour savoir si, comme le prédisent certains, elle connaîtra le même sort que l’Union soviétique – l’autre grand projet de dépassement des limites de l’Etat-nation dans l’histoire du continent. C’est pourquoi, sans doute, il est tellement question en ce moment, dans la classe politique et chez les experts, de la nécessité d’une « refondation ». Je ne récuse pas le terme, au contraire je pense qu’il faut lui donner toute sa portée, en écartant les faux-semblants et en assumant toutes les conditions qu’elle requiert.
Le projet le plus cohérent est porté aujourd’hui par le président français après l’avoir été par les conservateurs allemands (depuis le mémorandum de Wolfgang Schäuble et Karl Lamers en 1994) : il consiste à « renforcer le noyau européen » (Kerneuropa) autour des pays de la zone euro qui accepteraient de mettre une plus grande partie de leurs ressources dans le fonds commun d’un budget européen, voire d’un Fonds monétaire européen, soumis à une discipline renforcée de la dette publique, mais utilisable pour des politiques
« contracycliques » à longue échéance, élaborées sinon planifiées en commun. Il s’accompagne donc de l’officialisation d’une « géométrie variable » dans la construction européenne.
Et comme un tel projet, on le voit bien, revient à consacrer la quasi-souveraineté des institutions financières, il faut – du moins dans les variantes libérales ou sociales-démocrates – lui apporter les correctifs démocratiques capables de lui conférer un surcroît de légitimité. Ce que les promoteurs imaginent en général sous la forme d’une représentation parlementaire spécifique, qui viendrait s’ajouter au Parlement européen ou serait l’émanation des Parlements nationaux.

Un nouveau fossé entre les degrés d’appartenance à l’UE

Je vois bien l’argument de rationalité qu’on peut invoquer en faveur d’un tel plan : il tient à l’idée que le gouvernement économique, conformément à une tendance présente dès la construction d’après-guerre, est le pivot autour duquel gravite toute la « gouvernance » de l’Europe, d’où découlent les conséquences sociales et institutionnelles de l’intégration. Par conséquent, c’est aussi une façon de reconnaître que, dans l’époque de la mondialisation financière, l’économique et le politique ne sont plus vraiment des « sphères » séparées, de sorte qu’une avancée vers le fédéralisme qui ne se fonderait pas sur l’unification des politiques économiques (et de leur base monétaire) n’aurait aucune chance de se matérialiser. C’est vrai, mais ce n’est aucunement suffisant pour assurer la fonction réciproque, c’est-à-dire le contrôle politique de la gouvernance économique dans des formes suffisamment démocratiques pour instaurer la légitimité du « souverain ».

« L’UNION EUROPÉENNE, DÉSORIENTÉE, ATTEND LA PROCHAINE CRISE FINANCIÈRE POUR SAVOIR SI, COMME LE PRÉDISENT CERTAINS, ELLE CONNAÎTRA LE MÊME SORT QUE L’UNION SOVIÉTIQUE »

En réalité, ce projet comporte deux inconvénients majeurs : le premier, c’est qu’il maintient la représentation des citoyens dans une fonction consultative, où la logique des décisions
« imposées » par la conjoncture et « sanctionnées » par le directoire exécutif ne peut être véritablement discutée et contestée ; le second, c’est qu’il installe un nouveau fossé entre les degrés d’appartenance à l’Union européenne et par conséquent – au motif incertain de rendre plus « étroite » l’union des pays du noyau central – sème dans l’ensemble de l’Union les germes du ressentiment et du renforcement des nationalismes. Ce n’est pas une refondation, c’est une accentuation des tendances existantes à la concentration des pouvoirs et à l’hégémonie de certaines nations sur les autres.
En vérité, si l’idée de refondation est bien à l’ordre du jour, il faut l’envisager de façon plus radicale, en ne se contentant pas de renforcer certains pouvoirs ou de déléguer à certaines nations le soin de piloter les autres. Il faut se demander quelles seraient les conditions politiques d’une refondation historique. Je pense qu’on peut en énumérer au moins cinq, qualitativement différentes, mais dépourvues d’efficacité si elles ne se combinent pas étroitement entre elles.

Sortir enfin de l’état de pseudo-fédération

La première, c’est un intérêt matériel des peuples européens, ou de leur grande majorité, à constituer dans le monde actuel un ensemble actif au regard des tendances et des conflits de puissance de la mondialisation, de façon à en transformer les rapports de force au bénéfice des citoyens. J’ai dit plus haut qu’il me semblait que cet intérêt coïncidait avec ce qu’on peut appeler le renforcement d’une Europe « altermondialisatrice », en particulier dans le champ des régulations financières et des protections environnementales. A quoi une actualité tragique impose avec urgence d’ajouter une capacité de médiation renouvelée dans la multiplication des guerres proches et lointaines, déclarées et non déclarées, en revitalisant le droit international.
La deuxième condition, c’est un objectif institutionnel qui soit aussi comme tel une innovation historique. Je pense que cet objectif est de nous sortir enfin de l’état de pseudo-fédération, existant déjà sous la forme d’une étroite interdépendance entre les économies, les territoires et les cultures, mais systématiquement dénié par le discours officiel, et quotidiennement contredit par la façon dont les classes politiques nationales cherchent à se réserver le monopole de la négociation avec les administrations et les pouvoirs « corporatifs », qu’il s’agisse des grandes entreprises ou des syndicats. L’objectif doit être d’inventer le nouveau type de fédération qui n’abolit pas la nationalité, et n’en constitue pas non plus un substitut, mais transforme sa signification et sa fonction dans le cadre d’une souveraineté partagée.
La troisième condition, c’est un idéal politique, vers lequel l’objectif de fédération peut s’orienter, et auquel le succès de sa réalisation peut être mesuré. J’ai dit depuis longtemps que cet idéal ne pouvait pas se contenter de préserver nominalement la démocratie, en essayant de résister tant bien que mal aux formes « postdémocratiques » que semble engendrer inéluctablement la concentration des pouvoirs économiques, informatiques, militaires à l’échelle mondiale. Il doit viser un élargissement de la démocratie par rapport au niveau qu’avaient atteint les Etats-nations dans leurs moments de citoyenneté active maximale. Cela veut dire qu’il n’y aura pas de fédération européenne si l’émergence de pouvoirs exécutifs, administratifs, judiciaires, représentatifs au-delà de la souveraineté nationale ne s’accompagne pas d’une renaissance des formes locales, quotidiennes, de participation directe (que certains appellent aujourd’hui des formes d’assemblées) : non pas isolées, refermées sur elles-mêmes, mais susceptibles de communiquer par-delà les frontières. Une telle invention, bien entendu, ne se décide pas de façon autoritaire, elle doit surmonter des oppositions et des obstacles gigantesques (en particulier des obstacles linguistiques), qui ne relèvent pas tous du conservatisme social. Ce qui m’amène aux deux dernières conditions.

Une demande effective de refondation

La quatrième, donc, c’est une demande effective de refondation, dont il peut sembler que nous soyons très éloignés en cette période de réaction nationaliste et de désagrégation, mais dont nous n’avons pas non plus de raisons de décréter l’impossibilité a priori. Je dis effective parce qu’il ne peut s’agir simplement de sentiments proeuropéens, ou de délégation de pouvoir aux gouvernements qui s’engagent en faveur d’une refondation de l’Europe, mais il faut des mouvements collectifs, impliquant des citoyens réels, avec leurs héritages hétérogènes et leurs différences anthropologiques, susceptibles de se rejoindre par-delà les frontières : soit pour protester ensemble (par exemple contre l’injustice et l’évasion fiscale), soit pour engager des révolutions culturelles devenues inéluctables (par exemple une transformation des modes de production et de consommation autodestructeurs).
Enfin, la cinquième condition, qui permet de tenir ensemble toutes les précédentes, c’est la définition de problèmes politiques à résoudre pour que la construction européenne devienne non seulement souhaitable, mais possible, en surmontant les effets de sa crise actuelle. Contrairement à ce que croyait Marx, l’humanité (die Menschheit) ne se pose pas que des problèmes qu’elle peut résoudre (stellt sich nicht nur Aufgaben, die sie lösen kann). Mais elle ne résoudra que les problèmes qu’elle aura effectivement posés… Il s’agit donc de définir les « batailles » à livrer par les citoyens, ou encore, de façon moins guerrière, les « campagnes » qu’ils doivent engager pour que les obstacles sur lesquels bute aujourd’hui le projet européen deviennent autant de terrains pour la mobilisation, la communication et l’initiative.

« CONTRAIREMENT À CE QUE CROYAIT MARX, L’HUMANITÉ NE SE POSE PAS QUE DES PROBLÈMES QU’ELLE PEUT RÉSOUDRE. MAIS ELLE NE RÉSOUDRA QUE LES PROBLÈMES QU’ELLE AURA EFFECTIVEMENT POSÉS »

Cela vaut au premier chef pour la réduction de toutes les formes d’inégalités (de profession, de génération, de territoire, d’éducation, de santé, de sécurité, de genre, de race…), aggravées par le triomphe du principe de « concurrence libre et non faussée » sur les valeurs de solidarité, qui ruine la possibilité même d’une communauté politique, quel que soit le niveau où elle s’établit. Cela vaut bien entendu aussi pour affronter la nouvelle question nationale en Europe, héritant d’une longue histoire de dominations et d’antagonismes, mais complètement transformée dans son contenu depuis que les Etats européens, de part et d’autre du Mur, après les deux guerres mondiales, sont devenus des Etats « sociaux » en même temps que « nationaux ». Et cela vaut pour ce que j’appellerai, après Kant et Derrida, le défi de l’hospitalité : en clair, un traitement des mouvements de population présents et à venir, où la fraternité humaine et la coopération avec les nations du Sud trouvent chacune leur juste place (plutôt que le marchandage sans honneur et l’interventionnisme militaire…).

Rédiger un nouveau « Manifesto di Ventotene »

Inégalités galopantes, identités malheureuses, populations délocalisées : les questions qu’il faut affronter pour avancer collectivement dans le XXIe siècle, et faire ainsi de l’Europe un acteur historique, réunissant de multiples capacités d’action civique.
(…) Dans ce complexe, il faut choisir ce qui orientera notre effort de refondation. Plus que d’un Jean Monnet néolibéral, d’un Charles de Gaulle européen, ou même d’un Willy Brandt qui irait au bout de ses intentions, nous avons besoin à mon avis d’un Altiero Spinelli ou d’une Ursula Hirschmann, mais multipliés par dix ou par cent, capables de rédiger à plusieurs mains quelque chose comme un nouveau Manifesto di Ventotene. Et nous avons besoin d’en confronter l’inspiration avec ce que le monde attend aujourd’hui de l’Europe.