mercredi 22 février 2017

La nuit

SOURCE :
http://www.telerama.fr/idees/michael-foessel-philosophe-la-nuit-est-toujours-marquee-par-l-imprevisible,154493.php#xtor=

Michaël Foessel, philosophe : “La nuit est toujours marquée par l'imprévisible”

Publié le 22/02/2017

Mystérieuse et obscure, la nuit fascine et bouscule les hiérarchies du jour. Pleine d'excentricité, elle s'institutionnalise, aussi. S'affranchissant de l'orgueil du noctambule, Michaël Foessel a entrepris un fabuleux voyage au bout de cet univers, pour mieux le décrypter dans “La Nuit. Vivre sans témoin”.
Souvent je me demande ce que je fais encore là. Seul ou entouré, dans le noir ou baigné par des lumières artificielles, dans une rue obscure ou aux abords d'une piste de danse, la même question : "Qui suis-je, moi qui veille ?" Dès l'instant où cette question se pose, je sais que la nuit est terminée. » Noctambule et professeur à l’école polytechnique, le philosophe Michaël Foessel, né en 1974, livre un essai passionnant et exigeant sur la nuit, publié par les éditions Autrement : La Nuit. Vivre sans témoin. Il y met en lumière toute la complexité de ce moment mystérieux, tantôt ténébreux tantôt étoilé, et sans jamais céder ni à la supériorité du regard diurne ni à l’orgueil du noctambule. Entretien avec le philosophe-hibou, qui décrypte autant la disparition des trains de nuit que les tweets nocturnes de Donald Trump !

Avec ce livre, cherchez-vous à réhabiliter la nuit ?
Je cherche en effet à valoriser la nuit contre une certaine tradition « diurne » de la philosophie qui accorde un privilège au soleil, au jour, aux idées claires et distinctes. On y voit moins bien la nuit, certes, mais on y perçoit surtout autrement : tout le corps est engagé. Par exemple, un bruit qui serait anodin en plein jour (le craquement du bois d’un meuble) devient un événement qui provoque l’effroi. On tâtonne : le toucher devient donc une source d’information. De nuit, la nature semble s’animer ; le monde n’est plus un spectacle, mais un drame. Il me semble que ces expériences incertaines où l’on devine ce que l’on ne voit pas clairement sont précieuses. Car, faute de lumière, on se garde de juger pour essayer de comprendre.
La nuit est-elle domestiquée par le rythme effréné du 24 heures sur 24, et 7 jours sur 7— le 24/7 pour reprendre le titre de Jonathan Crary que vous citez ?
La tendance du capitalisme est de rendre le temps productif de jour comme de nuit, indifféremment aux horloges biologiques. En ce sens, la contrainte du travail de nuit est une manière de nier la différence entre les temporalités : c’est un fait que la durée moyenne de sommeil diminue partout dans le monde depuis un siècle. Pour autant, je ne mettrai pas toutes les lumières artificielles sur le même plan. Celle qui me semble préoccupante est la « lumière blanche », celle des néons que l’on retrouve dans les salles d’attente des aéroports, dans les parkings, les centres commerciaux ou les open spaces. Effectivement, elle fonctionne 24 heures sur 24, abolissant le rythme naturel du lever et du coucher du soleil. La lumière blanche construit un espace transparent dévolu à la consommation et à la productivité. Mais il ne s’agit pas d’une colonisation de la nuit par le jour car une telle lumière blafarde n’existe nulle part dans le jour. Les néons produisent plutôt un troisième temps, indifférent à la différence entre le jour et la nuit, les lumières et les ombres. D’ailleurs c’est une lumière qui ne s’éteint jamais. C’est par elle que la nuit se trouve aujourd’hui domestiquée.

Vous évoquez Berlin. La nuit parisienne vous semble-t-elle désenchantée ?
L’état d’une société démocratique se juge en partie d’après ses nuits. Pour une raison simple : la nuit évoque toutes sortes de peurs et d’angoisses, on ne peut donc prendre le risque de s’y aventurer que si règne une certaine confiance entre les citoyens. La nuit parisienne a longtemps été réputée dans le monde entier : dans Paris est une fête, Hemingway relate les nuits des années 1920 à Montmartre et Montparnasse. Nuits de beuveries sans doute, mais aussi nuits d’artistes et de confrontations politiques dont la tradition se perpétuera au moins jusqu’en 1968. On dit souvent que cette nuit-là, où s’expérimente une remise en cause carnavalesque des hiérarchies du jour, s’est aujourd’hui éteinte sous les effets de la muséification de Paris. Il y a du vrai dans ce jugement. Paris est devenue une ville trop monumentale et trop riche pour accueillir des extravagances nocturnes. On ne compte plus les règlements consécutifs aux injonctions des associations de riverains qui restreignent la créativité nocturne. Par comparaison, Berlin est une ville qui n’a ni les avantages ni les inconvénients de la grandeur architecturale : elle a été rasée en 1945. Pour cette raison, sans doute, l’habitation de la nuit n’y est pas perçue comme une menace pour l’ordre public. Mais je ne voudrais pas avoir l’air trop pessimiste et je résiste à tous les types de jugements du style « la nuit (ou n’importe quoi d’autre), c’était mieux avant… ». Il vient aussi un moment où les contraintes du jour (en particulier en matière de performance économique) rendent nécessaires des contreparties nocturnes. C’est la « dépense improductive » dont parlait Georges Bataille et qu’il illustrait justement par la fête. Il faut espérer que Paris retrouve ce chemin parce qu’elle est une ville habitée et non pas simplement visitée par des touristes et peuplée de bureaux.
Que reflète le succès de toutes ces Nuits des idées, Nuits de la philosophie, Nuits de la lecture, etc. ?
Incontestablement un désir de nuit. C’est justement dans les villes où la nuit a été désertée pour des raisons politiques ou économiques que ce genre de manifestations rencontre le plus grand succès. Comme s’il fallait s’autoriser de temps à autre la liberté de penser ou de créer bien après que le soleil se soit couché. Cela dit, il me semble qu’il faut s’appuyer sur ce que ce succès révèle en termes de désirs plutôt que de multiplier ces « Nuits » plus ou moins officielles. Si la nuit suppose un certain degré d’organisation, elle demeure toujours à la limite du chaos. Un événement nocturne n’est pas réductible à l’« événementiel » où la fête est obligatoire, mais aussi très encadrée. Habiter la nuit ne peut pas être laissé à l’initiative des institutions, il faut laisser aux individus le soin de construire des agencements à l’abri des regards publics.
Comment comprendre cette affirmation : « Mes nuits sont plus belles que vos jours  » ?
Le noctambule est souvent un être orgueilleux. Il est convaincu de vivre des moments plus intenses que ceux qui dorment ou bien sont condamnés au labeur. À ce titre, je me méfie un peu de cette affirmation qui provient souvent de ceux qui, socialement, ont les moyens d’investir la nuit pendant que les autres dorment pour reconstituer leur force de travail. L’arrogance de certains noctambules n’est pas seulement pénible, elle est surtout contradictoire avec la dimension égalitaire de la nuit où, du fait de l’obscurité, la logique des comparaisons devrait s’interrompre. Il en va de même pour les être « ténébreux » : ils affirment la supériorité absolue de la nuit sur le jour, du noir sur la lumière, du silence sur la parole, etc. Ils témoignent de la supériorité de la nuit sur le jour, mais comme ils « témoignent », ils ne sont pas fidèles à la nuit. Plutôt que de dire que les nuits sont plus belles que les jours, il faut dire avec Alexandre, le personnage de La Maman et la putain de Jean Eustache joué par Jean-Pierre Léaud : « Vous savez comme les gens sont beaux la nuit ». Le clair obscur incite à l’indulgence des regards, on y perçoit la beauté des autres jusque dans leurs excentricités.
Donald Trump est-il un sujet nocturne ? Qu’il tweete autant la nuit, qu'est-ce que cela signifie ?
J’ignore ce qu’il en est des nuits de Donald Trump, et je préfère ne pas trop en savoir sur le sujet… De ce qu’il nous montre, il serait plutôt la caricature des mauvaises lumières artificielles, celles qui ne s’arrêtent jamais à la manière des écrans qu’il inonde de ses tweets. Cette propension de certains politiciens à occuper l’espace médiatique jour et nuit, comme un emballement sans fin ni direction, manifeste le mépris à l’égard des rythmes humains. C’est un mode de communication qui ne laisse plus aucune place au clair-obscur et requiert l’attention permanente (et épuisante) des spectateurs. De ce genre de personnages, on aimerait qu’ils prennent le temps de s’éclipser plutôt que de saturer nos regards.
Pourquoi les trains de nuit ont-ils disparu ? Qu'est-ce que cela dit de notre société ?
Les motifs avancés sont d’ordre économiques et sécuritaires, l’alliance entre ces deux termes étant d’ailleurs tout à fait caractéristique de notre présent. La tradition des trains de nuit est un hommage à la lenteur. Je pense par exemple au mythique train de nuit pour Lisbonne qui, bien davantage que l’avion, donnait une perception concrète des distances et, par conséquent, du voyage. La nuit dessine un espace pour des rencontres inattendues et ces trains inscrivaient ces rencontres dans un temps dévolu d’habitude à l’intime : la nuit et le sommeil. Que ces trains ne soient pas rentables ou qu’ils ne répondent pas aux critères d’une sécurité omniprésente ne constitue pas, selon moi, une raison suffisante pour les supprimer. Pour celui qui les voyait passer, ils incarnaient aussi une certaine présence : des lumières fugitives qui traversent le noir et participent de la vie nocturne.
« On consent à la nuit parce qu'elle est dénuée de témoins à charge », écrivez-vous.
Si la nuit est le temps par excellence des voleurs, c’est en raison de cette absence de témoin. On y voit moins bien la nuit, en sorte que les témoignages sont équivoques. Un très ancien principe du droit romain veut que, après le coucher du soleil, on ne reçoive plus de témoignage et que l’on remette le jugement au lendemain. A partir de là, il me semble que l’on peut considérer la nuit comme un espace où la question de la justice, du bien et du vrai est mise en suspens. On devine les choses plus qu’on ne les reconnaît. En ce sens, il y a une profonde amoralité de la nuit : les critères moraux du jour sont neutralisés, laissant la place à une foule d’excentricités. L’absence de témoin, qui n’est pas l’absence d’amitié, constitue un ressort puissant de l’attirance pour la nuit. De manière différente, l’insomniaque et le noctambule en font l’expérience : en s’abandonnant à la nuit, ils cessent de vivre sous le regard impérieux des autres. Cette possibilité d’égarement n’est pas dénuée de risques, comme lorsqu’une idée absurde et obsédante s’empare de l’esprit d’un insomniaque. Durant la nuit, l’absence de témoin fait que l’esprit et le corps peuvent errer. Au sens littéral, la nuit est toujours marquée par l’imprévisible : on ne voit pas d’emblée le bout du chemin. Pour entrer dans la nuit, il faut accepter le risque de ces chemins de traverse où l’on n’est pas reconnu par d’autres. Il n’est pas toujours facile de vivre sans témoin, mais à une époque où la pénombre est envahie par des caméras de vidéosurveillance, cela reste un beau risque à courir.
Pourquoi faut-il penser la nuit comme une négation et non comme une privation ?
Si l’on dit que la nuit est « privée de lumière », on présuppose que le jour est le temps normal et, par conséquent, qu’il manque quelque chose à la nuit. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le mot « jour » désigne à la fois la période où le soleil est levé et la totalité du temps terrestre (incluant donc la nuit). Nous sommes dans la même situation linguistique qu’avec les mots « homme » et « femme » : le premier terme désigne à la fois le tout et la partie. C’est pourquoi on lui donne si souvent, mais à tort, l’avantage (« le masculin l’emporte »...). Mieux vaut dire, donc, que la nuit est la négation plutôt que la privation du jour. Il y a un conflit entre ces deux termes dont l’alternance rythme le temps humain, mais sans que l’on soit contraint de privilégier l’un ou l’autre. Mon livre traite en réalité des variations nocturnes : qu’est-ce que la nuit fait au jour ? Prenons un exemple. Lorsqu’un individu a très peur ou qu’il est pris en faute, il ferme les yeux. Non pour ne rien voir, mais pour ne pas être vu. C’est comme s’il convoquait la nuit en plein jour : il ferme les yeux pour devenir invisible. Cet exemple montre bien que l’on peut faire advenir la nuit dans le jour et que leur conflit est prometteur. Il peut faire nuit à n’importe quelle heure, chaque fois que nos regards deviennent plus indulgents. Dans ce cas aussi, on dit que quelqu’un « ferme les yeux » sur une petite faute, une erreur commise par un autre mais qu’il préfère ignorer. La nuit manque si peu de la lumière du jour qu’elle permet parfois de l’adoucir.
Vous citez Kant : « La nuit est sublime, le jour est beau ». Etes-vous d'accord ?
Je suis souvent d’accord avec Kant ! Il veut dire par là que la nuit est liée à des plaisirs paradoxaux. On trouve un plaisir sublime dans l’effroi, dans l’informe, dans la surprise. Le sublime se distingue du beau en ce qu’il inclut toujours un moment négatif : pour jouir de la nuit, il faut prendre le risque de s’y perdre. Par exemple, le ciel étoilé est sublime plutôt que beau : le regard est sans cesse dépassé par le nombre incalculable d’étoiles. Nous sommes souvent tentés de ne pas regarder ce qui est plus grand que nous, et de préférer les choses jolies aux choses sublimes. La nuit nous rappelle à l’inverse qu’il y a de la grandeur dans ce que nous ne maîtrisons pas et qu’il vaut parfois la peine de risquer l’errance.


mardi 14 février 2017

Le philosophe Slavoj Zizek sur l'élection de Donald Trump

SOURCE :
http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20170130.OBS4599/le-vrai-cauchemar-de-la-gauche-que-trump-soit-un-bon-president.html


Le vrai cauchemar de la gauche: que Trump soit un bon président

Par Slavoj Žižek, philosophe.


Publié le 31 janvier 2017 à 19h08

Quelques jours avant l’entrée en fonctions de Trump, Marine Le Pen était attablée dans un café de la Trump Tower, comme en attente d’une convocation auprès du futur président des États-Unis. La rencontre n’a pas eu lieu, mais les événements consécutifs à la cérémonie d’investiture semblent s’inscrire dans la suite logique de ce rendez-vous manqué.
Le 21 janvier, les partis de la droite populiste européenne se sont réunis à Coblence derrière le slogan «Liberté pour l’Europe». Le Pen a donné le ton à ce congrès en appelant les Européens à se réveiller et à suivre l’exemple des électeurs britanniques et américains. D’après elle, le Brexit et la victoire de Trump auront «un effet domino» en Europe. Elle considère que Trump «ne supporte pas un système d’oppression des peuples»:

2016 a été l’année où le monde anglo-saxon s’est réveillé. 2017 sera, j’en suis sûre, l’année du réveil des peuples de l’Europe continentale.
En quoi consiste donc ce réveil ? Dans «l’Interprétation du rêve», Freud rapporte ce cauchemar: un père, s’étant assoupi pendant la veillée funèbre de son fils, rêve que celui-ci prend feu et lui adresse ce reproche: «Père, ne vois-tu pas que je brûle ?» À son réveil, il constate en effet qu’un cierge s’est renversé, enflammant le linceul. Pour pouvoir continuer de dormir, il a intégré à son rêve l’odeur de fumée perçue dans son sommeil.
S’est-il réveillé au moment où le stimulus externe (la fumée) est devenu trop intense pour être absorbé dans le scénario onirique ? Ou, au contraire, son rêve était censé retarder le moment du réveil mais, parce que la vision qui lui est apparue en rêve, cette question brûlante que lui pose le spectre de son fils, était bien plus terrifiante que la réalité, le réveil lui a permis de trouver une échappatoire dans la réalité, d’esquiver l’insoutenable traumatisme de sa culpabilité dans la mort du fils et de continuer de rêver.


N’en va-t-il pas ainsi du réveil populiste ? Dans les années 1930 déjà, Adorno suggérait que l’injonction nazie «Deutschland, erwache !» (Allemagne, réveille-toi !) signifiait en réalité tout le contraire: venez partager notre rêve nazi (des juifs comme de l'ennemi extérieur qui menace l’harmonie de notre société), fermez les yeux sur les antagonismes qui scindent notre réalité sociale !
C’est précisément ce que fait aujourd’hui la droite populiste: si elle nous appelle à nous réveiller face à la menace de l’immigration, c’est pour mieux nous faire rêver et nous fermer les yeux sur les antagonismes qui fissurent notre capitalisme mondial.

"America First !"

Le discours d’investiture de Trump, purement idéologique, était truffé d’incohérences. Le diable est dans les détails, dit-on. À première vue, ce discours n’est pas si éloigné des propos qu’aurait pu tenir Bernie Sanders: je parle au nom des travailleurs opprimés, des laissés-pour-compte, je fais entendre votre voix, je vous donne le pouvoir…
Pourtant, outre la dissonance flagrante entre ces déclarations et les premières nominations de l’administration Trump (comment le secrétaire d’État Rex Tillerson, PDG d’Exxon Mobil, pourrait-il se faire le porte-parole des travailleurs exploités ?), plusieurs indices donnent une tonalité particulière à son message.
Trump fustige les «élites de Washington», mais il ne s’en prend pas aux capitalistes ni aux banquiers. Il dit vouloir renoncer au rôle de policier mondial, mais il se fait fort d’anéantir le terrorisme musulman, d’empêcher les tests de missiles balistiques en Corée du Nord et de mettre un terme à l’occupation par Pékin des îles en mer de Chine méridionale.
Au fond, il plaide pour un interventionnisme militaire à l’échelle mondiale, au profit des seuls intérêts américains, sans s’embarrasser des droits de l’homme et de la démocratie. Dans les années 1960, le mouvement écologique s’était donné pour devise de «Penser global, agir local». Trump promet exactement le contraire: «Penser local, agir global».
Les libéraux s’offusquent du slogan «America First !», comme si ce n’était pas plus ou moins ce que fait chaque pays, comme si l’Amérique n’avait pas choisi d’assumer un rôle mondial justement parce que ce rôle sert ses propres intérêts. C’est le sous-texte de ce slogan qui est navrant: avec la fin du siècle américain, les États-Unis se résignent à n’être qu’un pays parmi d’autres. Pour comble de l’ironie, les gauchistes qui n’avaient de cesse de critiquer la prétention des États-Unis à jouer au policier mondial en viendront peut-être à regretter le temps où les États-Unis imposaient des normes démocratiques au monde entier.

Rage anti-establishment

Ce qui est intéressant dans le discours inaugural de Trump, et ce qui le rend tellement efficace, c’est que ses incohérences font écho à celles de la gauche libérale.
Une fois de plus, la défaite de Clinton est le prix à payer pour avoir neutralisé Bernie Sanders. Si elle a perdu, ce n’est pas parce qu’elle s’était aventurée trop à gauche mais au contraire parce que, trop centriste, elle n’a pas su capter la révolte anti-establishment qui portait aussi bien Trump que Sanders. Trump est venu réanimer, sous une forme populiste et distordue, une lutte des classes que l’on croyait oubliée.
La rage anti-establishment de Trump est en quelque sorte le retour du refoulé de la politique modérée et libérale d’une gauche obnubilée par des questions culturelles et politiquement correctes. Trump lui a retourné son propre message sous une forme inversée. Face à Trump, la meilleure stratégie aurait été d’assumer pleinement cette rage, sans la dénigrer comme l’expression d’un primitivisme white trash.
Comme on pouvait s’y attendre, le discours d’investiture de Trump a inspiré aux libéraux des visions apocalyptiques assez banales. Chris Matthews, journaliste de la chaîne d’information MSNBC, est allé jusqu’à dénoncer son «arrière-fond hitlérien». Ce catastrophisme trouve souvent une expression humoristique et l’arrogance des élites intellectuelles de la gauche libérale s’illustre en particulier dans les émissions satiriques de Jon Stewart ou John Oliver.
Mais l’aspect le plus déprimant de la période post-électorale aux États-Unis ne tient pas tant aux mesures annoncées par le futur président qu’à la réaction du parti démocrate après sa défaite historique: soit il agite la peur du grand méchant loup, soit, à rebours de cette panique fascinée, il s’empresse de normaliser la situation: ce qui vient de se produire n’a rien d’extraordinaire, ce n’est qu’un chapitre de plus dans l’alternance habituelle entre présidents républicains et démocrates: Reagan, Bush, Trump…
Ainsi, selon le journaliste John Bresnahan sur le site Politico, Nancy Pelosi, chef du groupe parlementaire démocrate, «ne cesse de faire référence à des événements survenus il y a dix ans. Pour elle, la leçon est claire: le passé est un prologue. Ce qui s’est passé hier se répétera demain. Trump et les républicains vont s’avérer décevants et les démocrates doivent se tenir prêts à monter au créneau.»

Fillon pire que Le Pen ?

Cette perspective passe complétement à côté de la véritable signification de la victoire de Trump, des faiblesses du parti démocrate qui l’ont rendue possible, et de la reconfiguration de l’espace politique qu’elle présage.
En Europe occidentale comme en Europe de l’est, on voit des signes d’une recomposition de l’espace politique sur le long terme. Récemment encore, la scène politique était dominée par deux grands partis qui s’adressaient à l’ensemble des électeurs: un parti de centre-droite (démocrate-chrétien, conservateur-libéral ou populaire) et un parti de centre-gauche (socialiste ou social-démocrate), flanqués de partis minoritaires ciblant un électorat plus restreint (écologistes, libéraux, etc.).
À l’heure actuelle, on assiste à l’émergence progressive d’un parti qui prône le capitalisme mondial en tant que tel et affiche une relative tolérance envers l’avortement, les droits des homosexuels, les minorités ethniques et religieuses, etc., opposé à un parti populiste anti-immigration de plus en plus fort autour duquel gravitent des groupes ouvertement racistes et néo-fascistes.
Le duo Donald-Hillary n’est pas au bout de ses aventures: il revient dans un deuxième épisode sous le nom de Marine Le Pen et de François Fillon. Maintenant que Fillon a été désigné candidat de la droite et qu’il sera vraisemblablement confronté à Le Pen au second tour des présidentielles, nous pouvons dire que notre démocratie a atteint son point le plus bas (jusqu’ici).
Si la différence entre Clinton et Trump était celle qui oppose establishment libéral et rage populiste de droite, cette différence semble s’estomper dans le face-à-face Le Pen-Fillon. L’un et l’autre sont des conservateurs sociaux mais, en matière d’économie, Fillon est un néolibéral pur et dur tandis que Le Pen prétend défendre les intérêts des travailleurs.
Dans la mesure où Fillon incarne la combinaison la plus abominable qui soit (néolibéralisme économique et conservatisme social), on serait presque tenté de lui préférer Le Pen. Le seul argument en faveur de Fillon est purement formel: à l’en croire, il est partisan d’une Europe unie et veut se démarquer de la droite populiste, même si, dans le fond, il semble pire que Le Pen. Il incarne la décadence de l’establishment même.

Les succès du PiS polonais

Voilà où nous en sommes aujourd’hui, après un long processus de défaites et de défections. La gauche radicale, déconnectée de notre époque post-moderne et de ses nouveaux paradigmes, a été la première sacrifiée. Vint ensuite le tour de la gauche social-démocrate modérée, elle aussi déconnectée des impératifs du nouveau capitalisme mondial.
Point final de cette triste histoire, la droite libérale modérée (Juppé) a elle-même été sacrifiée, parce qu'elle était déconnectée des valeurs conservatrices qui doivent être représentées si nous, le monde civilisé, voulons écarter Le Pen. Souvenez-vous que les nazis, dans l’indifférence générale, ont éliminé successivement les communistes, les juifs, la gauche modérée, le centre libéral, et même les conservateurs honnêtes...
De toute évidence, le vote blanc auquel appelait l’écrivain portugais José Saramago est ici le seul geste pertinent. Le cas de la Pologne plaide lui aussi en ce sens: il apporte en effet une réfutation empirique au rejet massif par la gauche libérale du populisme autoritaire comme une politique contradictoire vouée à l’échec. Si cela est en principe vrai (à long terme, nous serons tous morts, comme le disait Keynes), nous pourrions avoir bien des surprises à plus ou moins court terme. Slawomir Sierakowski, fondateur de la revue de gauche «Krytyka Polityczna», écrit:

La vision consensuelle de ce qui attend les États-Unis (et peut-être la France et les Pays-Bas) en 2017 est un dirigeant erratique dont les mesures politiques contradictoires profiteront essentiellement aux riches.

Les pauvres seront perdants, parce que les populistes, malgré leurs promesses, n’ont aucun espoir de créer des emplois dans l’industrie. Les immigrants et les réfugiés continueront d’affluer, parce que les populistes n’ont pas de plan pour résoudre les causes de ce problème. Les gouvernements populistes, incapables de diriger efficacement leur pays, finiront par s’effondrer et leurs leaders seront évincés par une procédure d’impeachment ou aux prochaines élections.

Pourtant, les libéraux ont reçu un cinglant démenti. Le parti populiste de droite Droit et Justice (PiS), actuellement au pouvoir en Pologne, s’est transformé d’une nullité idéologique en un parti capable de mener des réformes spectaculaires en un temps record. […]

Il a introduit les plus grandes réformes sociales dans l’histoire de la Pologne contemporaine. Les familles perçoivent une allocation mensuelle de 500 zloty (115 euros) par enfant à partir du deuxième, ou pour tous les enfants dans les familles les plus pauvres (le revenu mensuel moyen net est d’environ 2 900 zloty, bien que les deux tiers des Polonais aient un revenu inférieur).

En conséquence, le taux de pauvreté a reculé de 20 à 40 % et de 70 à 90 % parmi les enfants. Et la liste continue: en 2016, le gouvernement a imposé la gratuité des médicaments pour les personnes de plus de 75 ans. Le revenu minimum dépasse désormais les exigences syndicales. L’âge de la retraite a été ramené de 67 ans à 60 ans pour les femmes et 65 ans pour les hommes. Le gouvernement prévoit par ailleurs des allègements fiscaux pour les plus bas revenus.
Le PiS accomplit ce que Marine Le Pen promet à la France: à la fois des mesures anti-austérité, des transferts sociaux qu’aucun parti de gauche n’ose envisager, et une promesse d’ordre et de sécurité qui affirme l’identité nationale et s’engage à endiguer l’immigration. Quelle meilleure réponse apporter aux deux grandes préoccupations des gens ordinaires ?
Il se profile à l’horizon une situation étrangement pervertie dans laquelle la «gauche» officielle mène une politique d’austérité (tout en défendant les droits multiculturels) tandis que la droite populiste applique des mesures anti-austérité en faveur des plus pauvres (tout en promouvant un agenda nationaliste xénophobe). C’est ce que Hegel appelait die verkehrte Welt, le monde à l’envers.
Et si Trump suivait cette même orientation ? Si son projet de protectionnisme modéré et de grands travaux publics, associé à des mesures sécuritaires anti-immigration et à une nouvelle paix pervertie avec la Russie, produisait des résultats ?

Faire peur aux libéraux

Il existe en français un ne explétif, qui n’a pas sa fonction habituelle de négation mais s’utilise dans des propositions subordonnées introduites par des verbes à valeur négative comme craindre, avoir peur, redouter, empêcher. Exemple : «Elle craint qu’il ne soit malade».
Pour Lacan, cette négation superflue traduit l’écart entre désir inconscient et souhait conscient: quand une épouse a peur que son mari ne soit malade, elle s’inquiète peut-être qu’il ne le soit pas et voudrait qu’il le soit. N’est-ce pas justement le cas des libéraux de gauche horrifiés par Trump ? Ils ont peur que Trump ne soit une catastrophe. Ce qu’ils craignent, en réalité, c’est qu’il ne le soit pas.
Il faut en finir avec cet affolement factice qui présente la victoire de Trump comme le comble de l’abomination et nous a poussés à soutenir Hillary Clinton malgré tous les défauts que nous lui connaissions. Les élections de 2016 ont sonné le glas de la démocratie libérale ou, plus précisément, de ce que nous pourrions appeler le rêve fukuyamiste de gauche. La seule manière de battre Trump et de sauver ce qui mérite de l’être dans la démocratie libérale consiste à en disséquer le cadavre. En d’autres termes, à miser sur Sanders plutôt que sur Clinton.
Les prochaines élections devraient opposer Trump à Sanders. Il n’est pas difficile d’imaginer quels seront les éléments du programme de cette nouvelle gauche. Trump promet d’annuler les grands accords de libre-échange soutenus par Clinton ; l’alternative consisterait à élaborer des accords internationaux différents. Des accords qui garantiraient le contrôle des banques, des normes écologiques, les droits des travailleurs, le système de santé, la protection des minorités sexuelles et ethniques, etc. Le capitalisme mondial a montré que les États-nations ne pouvaient y parvenir chacun de leur côté. Seule une nouvelle Internationale politique est en mesure de mettre un frein au capital mondial.
Un vieux gauchiste anti-communiste m’a un jour confié que Staline n’avait d’autre mérite que de faire peur aux grandes puissances occidentales. On pourrait en dire autant de Trump: son seul mérite, c’est de faire trembler les libéraux. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, les puissances occidentales en ont tiré les leçons et se sont focalisées sur leurs propres failles, ce qui a amené à la création de l’État-providence. Nos libéraux de gauche seront-ils capables d’une telle remise en question?
Sur un point, Marine Le Pen a vu juste: 2017 est l’heure de vérité pour l’Europe. Isolée, prise en tenailles entre les États-Unis et la Russie, il va lui falloir se réinventer ou disparaître. La bataille de 2017 se décidera en Europe et son enjeu sera la substance même de l’héritage émancipatoire européen.

Slavoj ZizekTraduit de l’anglais par Myriam Dennehy